J'aime jouer, enchaîner les notes, j'aime lorsque mon corps ne devient plus que douleur et qu'il me permette de tout oublier. J'ai besoin de jouer. Je ne sais de toute façon faire que ça. Je crois que c'est la chose la plus évidente à propos de moi...

Ce que les gens savent moins, c'est que j'aime sortir la nuit et découvrir une autre facette de Touljin. Cela me permet d'échapper à mon quotidien trop lourd et de respirer... Je fais alors tout ce qui ne m'est pas permis en temps ordinaire. Mais néanmoins, je suis quelqu'un qu'on n'approche pas facilement. Je n'aime pas qu'on s'immisce dans ma tête, car je ne veux pas qu'on découvre le secret que j'y cache, et cette faiblesse qui me rend si pathétique. Mais, tant qu'on reste dans des limites raisonnables, je suis quelqu'un d'assez avenant... Hormis lorsque je suis en présence de mon père, ou de mon frère, derrière lesquels j'ai pris pour habitude de m'effacer automatiquement. Mais la nuit, je suis quelqu'un d'autre, qui là aussi brave les interdits et s'autorise presque toutes les fréquentations.

Je suis né par un  beau jour de printemps, parait-il, il y a vingt ans. J’étais le fruit d’une grossesse inattendue, mais heureuse, et fut accueilli par les bras d’une mère aimante et douce. Je me souviens très peu des premières années de ma vie, comme tout le monde je suppose, hormis des baisers de ma maman, et de la musique qu’elle jouait souvent, splendide derrière le long piano à queue du salon. La première chose à peu près claire dont je me souviens, c’est de la sensation des touches sous mes doigts, celle des mains de ma mère sur les miennes pour les placer correctement, de ma fierté lorsque les notes sortaient comme il le fallait et des bravos enthousiastes de ma maman. J’appris plus tard qu’elle était professeur de piano, avant d’avoir épousé mon père et mis au monde mon aîné.

Etant enfant, mon monde se concentrait autour de cette femme, qui lorsque je n’étais pas à l’école passait ses journées avec moi, à m’enseigner patiemment le piano. Je savais vaguement que mon frère, de dix ans plus âgé que moi, était occupé par ses études et qu’il ne fallait pas le déranger, et que mon père s’en allait très tôt le matin et revenait très tard le soir afin de combattre les méchants (en réalité, il occupait et occupe toujours un très haut poste de la police, dont le titre exact m’échappe.). Je n’avais pas besoin d’autre chose que de ma mère et de ses leçons, du petit monde fermé plein de mélodies que nous avions conçu. J’appris, à la plus grande joie de ma génitrice, les plus grands classiques, si bien qu’à dix ans, j’étais devenu « son petit prodige ». Ce n’est qu’à partir de cette époque que j’ai pris conscience de disputes fréquentes de mes parents à mon sujet : ma mère voulait me faire embrasser une carrière qu’elle n’avait pu avoir, alors que mon père voulait que je suive un cursus classique, tout comme mon aîné. Ce matin-là, mon père était parti en claquant la porte d’entrée dans un mouvement de colère dont il était coutumier. Je crois que c’est la chose qu’il regrette le plus de sa vie.

Parce que, quelques heures plus tard, alors que nous faisions les courses ma mère et moi, quelques hommes nous ont fait monter à l’arrière d’une camionnette sombre sans que personne ne s’en aperçoive. Je ne me souviens plus très bien de ce qui s’est passé alors. D'après le psychologue que je suis allé voir m’a dit que c’était totalement normal : ma conscience ne supporte pas les choses que j’ai alors vécu à m’a fait subir un blackout. Tout ce que je sais, c’est que plusieurs jours plus tard, je me suis réveillé, et ma mère avait disparue. De ce qui se disait autour de moi, je réussis à savoir que ma mère et moi nous sommes fait prendre en otage par un groupe qui a alors demandé une rançon à mon père, et la sortie de prison d’un de leurs amis. Comme mon père a été trop long à répondre, ils lui ont fait comprendre, en lui rendant le corps froid de sa femme, qu’ils ne plaisantaient pas.

C’est à partir de ce moment que ma vie a changé définitivement. Que mon inconscient qui ne pouvait s’exprimer ailleurs que dans mes rêves me fit me rappeler, chaque nuit, des détails de ces quelques jours. Les derniers jours de ma maman. Chaque fois c’est toujours la même choses même si, une fois réveillé, j’oublie tout pour mieux m’en souvenir la nuit suivante.

Plus que ma maman, j’ai perdu avec elle le monde dans lequel je vivais. Sans elle, j’ai dû apprendre à connaître mon père et mon frère, lointains personnages qui ne faisaient pas attention à moi. Sans elle, j’ai dû subir le mépris de mon géniteur, qui ne m’autorisait à continuer le piano qu’à la condition d’exaucer le vœu de ma mère et de devenir un grand musicien. Je n’en suis devenu que davantage renfermé, je crois. Je pus continuer le piano, je pus, lorsque j’en atteint l’âge, entrer au conservatoire.

C’est plusieurs années plus tard que la guerre éclata. Mon grand frère se porta aussitôt volontaire, tandis que mon père resta au foyer. Il avait reçu au cours d'une mission sur le terrain d’une balle perdue dans la jambe qui l’empêchait des exercices physiques trop poussés depuis. Il me faisait sentir, chaque jour, le sacrifice de mon frère, et l’inutilité de mon piano. Me faisait sentir que s’il avait pu, lui serait parti. De la guerre, je ne garde que le souvenir de mon père, derrière son journal, commentant les actualités, en lançant ses remarques acerbes à mon encontre.

Mon frère revint médaillé. Et moi, je commençai à enchaîner les concerts tandis que nous emménagions dans la nouvelle capitale de la CAP nouvellement construite. Il paraît que mon jeu se reconnaît très rapidement, d'après les critiques. Il n'empêche que, dans les quartiers dits mal fréquentés ou je joue parfois, dans les rares bars où il y a un piano, personne ne me reconnaît. Parce que oui, je sors dans ces quartiers, discrètement la nuit, très souvent, lorsque je n'ai pas envie de retourner rêver. Je deviens quelqu'un d'autre : j'ai appris à sourire et à vivre, même si je ne me laisse pas trop approcher. Je ne veux pas que quelqu'un sache ce que ma tête renferme...Et puis, je peux joueur autre chose que du classique, ce que m'impose mon père afin de devenir ce que ma mère voulait que je sois. Ces nuits sont mes bouffées d'oxygène...

Récemment, le visage de ma mère commence à s'estomper dans mes rêves. Et même s'ils sont synonymes de souffrance, j'ai peur, très peur de les perdre...

J'ai fait une rencontre, il y a quelques jours, alors que je me promenais où je ne devrais pas être dans une de ces nuits qui sont devenues trop nombreuses. Une jeune fille... Toute petite, encore en uniforme... Je l'ai vu assassiner un homme, un dealer je crois, et sans comprendre pourquoi je faisais ça, je l'ai protégée. Je lui ai dit de partir. J'ai simplement appelé mon père en m'accusant, et... il a fait le reste. La police a bien trop à faire pour s'intéresser aux dealers de bas étage, de toute façon.